AIR FRANCE 447, décryptage d'un rapport "politiquement correct"

Un rapport exhaustif mais dominé par la crainte d’ouvrir la boîte de Pandore!

C’est sans surprise que le rapport final du BEA pointe la conjonction de deux éléments essentiels comme responsables du crash de l’Airbus A330: d’une part, l’obstruction des sondes «Pitot» par des cristaux de glaces et, d’autre part, les décisions inadéquates des pilotes qui ont «conduit l’avion hors de son domaine de vol». Ainsi, l’erreur humaine voit sa primauté confirmée dans la chaîne causale puisque les pilotes ont failli dans l’identification et la gestion d’un problème pourtant connu (sic).

 

En soi, rien de nouveau si ce n’est l’intervention de spécialistes en sciences cognitives et une tentative d’analyse pour «comprendre les réactions inappropriées des pilotes». 

 

A l’instar des rapports intermédiaires, le rapport final fait preuve du même caractère linéaire, nous offrant ainsi une analyse qui fait l’impasse sur une dimension pourtant fondamentale : la gestion du risque systémique. En l’occurrence, il s’agit de l’efficacité des «dispositions prévues censées garantir la sécurité des vols » alors que le problème de givrage des sondes «Pitot» était déjà bien connu. Le risque a-t-il été apprécié de manière adéquate ?

 

De même, la philosophie de la formation de pilote de ligne tend, de manière insidieuse, à produire des «opérateurs d’avion» plutôt que des aviateurs. Plus en phase avec un marché  largement dominé par le profit, ce dérivé de pilote de ligne est moins cher et plus facile à «produire». Peut-on établir l’existence d’un lien générique entre les erreurs attribuées à l’équipage du vol AF447 et une banalisation - économiquement profitable - de la formation de pilote de ligne? Deux questions fondamentales que le BEA élude prudemment. Reste à savoir s’il s’agit là d’un choix méthodologique ou bien d’une volonté politique.

 

Les causes de l’accident et la gestion du risque aérien

Le rapport relate, de manière laconique, les treize cas répertoriés de perte d’indication de vitesse sans mettre en cause, à aucun moment, la gestion du risque qu’une telle récurrence implique, ou, à tout le moins, s’interroger à ce propos. Une situation d’IAS douteuse est extrêmement critique et suppose, de la part des pilotes, l’application immédiate d’actions vitales afin de maintenir l’avion dans son enveloppe de vol. Malheureusement, ce fut un échec pour l’équipage de l’A330. 

 

Identifier et comprendre les causes de cet échec est fondamental pour éviter la répétition d’une telle catastrophe. Le modèle de gestion des erreurs et des menaces  (threat and error management - R.L.Helmreich ) enrichit l’examen des facteurs humains en s’appuyant sur l’analyse des liens délétères qui articulent les menaces et les erreurs. 

 

Les menaces - orages, pannes techniques, facteurs humains ou organisationnels... - ne sont pas une cause directe d’accidents mais augmentent de manière significative la complexité du travail des équipages et, par conséquent, la probabilité de commettre des erreurs pouvant se révéler fatales. Il est évident que l’obturation des tubes Pitot par des cristaux de glace, et la dégradation subséquente des modes de  pilotage, ont créé une situation extrêmement complexe, devenue ingérable pour les pilotes du vol AF447. 

 

Tenter de comprendre l’émergence d’une erreur sans y intégrer les menaces en présence est nécessairement voué à un échec, du moins partiel. Or, la place presque  anecdotique laissée à la répétition des problèmes d’obturation des sondes pitot par des cristaux de glace est pour le moins surprenante. Cette séquence d’événements et la gestion qui en a été faite soulèvent de nombreuses questions sans pour autant susciter beaucoup d’intérêt auprès des enquêteurs. Pourquoi? Il est vrai que la mise à jour d’une défaillance dans la gestion du risque aérien mettrait en cause le système de prévention des accidents et révélerait par là même la présence d’une menace systémique. 

 

Comment expliquer les erreurs des pilotes? 

L’erreur est consubstantielle à la nature humaine, voilà un fait que personne ne contestera. L’entraînement des pilotes, au sol, en vol, dans les simulateurs de vol, l’application rigoureuse des procédures compagnie (SOP’s), sont autant de processus et de techniques qui ont pour effet de réduire le nombre d’erreurs sans parvenir, néanmoins, à les éradiquer complètement. 

 

La question n’est donc pas de savoir pourquoi les pilotes commettent des erreurs mais de parvenir à identifier les facteurs contributifs, les «activateurs» d’erreur. C’est dans ce but que le BEA a fait appel à des experts en sciences cognitives, afin de «comprendre les réactions inappropriées des pilotes»

 

Les facteurs humains, encore et toujours eux!

Ainsi, le rapport constate une série de défaillances dans le chef de l’équipage, à commencer par l’absence d’un diagnostic d’«IAS douteuse» qui aurait dû déclencher une série d’actions immédiates. Les pilotes, déstabilisés par la déconnexion inopinée du pilote automatique, vont rapidement souffrir d’une saturation mentale et se trouver en «perte de conscience situationnelle

» (loss of situation awareness). Dans un tel contexte, la perception et, à fortiori, la récupération d’un  phénomène de décrochage deviennent  improbables, voire impossibles. Pour le BEA les pilotes auraient manqué de «basic airmanship». Concept intraduisible et souvent controversé, il faudra donc nous contenter de sa simple présence. 

 

N’est-il pas pour le moins étrange et réducteur d’attribuer une des causes principales du crash à des phénomènes «naturels» (pour reprendre l’expression du rapport) alors qu’ils pourraient être les symptômes d’un mal bien plus profond?

 

En effet, la déstabilisation initiale de l’équipage évoque la faible résistance des pilotes confrontés à l’imprévu (imprévisible?), c’est-à-dire à affronter une situation complexe pour laquelle ils n’ont pas nécessairement reçu un entraînement spécifique. Toute la question est alors de savoir si les symptômes de perturbation cognitive, décrits dans le rapport, sont coexistants à un faible «basic airmanship» ou bien si la complexité d’une situation critique est capable de déstructurer n’importe quel équipage bien entraîné?

 

«Basic airmanship»

Le concept d’«airmanship» déclenche très souvent des  polémiques lorsqu’il s’agit de le définir. Le plus souvent, on cite une combinaison de facultés psychomotrices (flying skills), de facultés cognitives (knowledge), d’expérience et de bon sens (judgment). En revanche, on ne parle pas, ou peu, de résilience.

 

La résilience est précisément la faculté qui permet de faire face à une situation traumatisante. Elle est à l’« Airmanship » ce que la barre en acier est au béton armé. Sans elle, le stress généré par une situation complexe dégrade rapidement les performances psychomotrices et cognitives du pilote au risque, alors, de lui faire perdre le contrôle de la situation. Il s’agit d’une faculté qui ne peut pas être acquise par le biais d’une formation mais dont il est nécessaire d’identifier la faiblesse éventuelle pendant la formation de pilote.

 

L’«Airmanship», en tant que tel, est donc nécessairement conditionné par la présence des trois facultés - psychomotricité, cognition et résilience -, qui en sont les piliers. Voilà probablement une vision qui fait figure d’« Alien » dans la nouvelle philosophie de formation de pilote de ligne, celle dont la mission est de former des « opérateurs d’avion » au coût le plus bas possible.

 

Les recommandations émises par le BEA

La recommandation de faire plus d’exercices au simulateur est, en soi, toujours une bonne nouvelle. Sauf que la tendance de l’industrie aéronautique - soucieuse comme tout autre secteur industriel de réduire les coûts - va exactement dans le sens contraire. Autrement dit, les exercices supplémentaires recommandés par le BEA se feront au détriment d’autres exercices qui seront supprimés. Jusqu’à ce qu’une autre recommandation vienne les réimplanter?

 

Néanmoins, cette recommandation, pour louable qu’elle soit, passe complètement à côté du problème. En effet, le phénomène du décrochage n’a pu se produire que parce que l’équipage était dans un état de perte de conscience situationnelle et, par conséquent, dans l’incapacité d’appliquer la procédure salvatrice. Donc, entraîner des pilotes à récupérer un phénomène de décrochage à haute altitude, sans s’attaquer  à la racine du problème - la perte de conscience situationnelle - , donnera les mêmes résultats que l’application d’une couche de peinture sur un mur fissuré. Toute la question est de savoir si cette «fissure» est de type générique ou simplement imputable à l’équipage du vol AF447? 

 

Le vrai problème concerne l’adéquation - ou l’inadéquation - entre les moyens mis en oeuvre dans le cadre de la formation de pilote de ligne et le niveau nécessaire pour avoir une chance de survivre à l’imprévu. Les pilotes étaient-ils prêts à affronter un ennemi dont on ne connaît avec certitude que la sournoiserie et l’infinité des visages?

 

Les progrès technologiques réalisés depuis la fabuleuse épopée de Mermoz ne sont pas parvenus à faire prendre une ride à cette réalité qu’il faut, encore et toujours, affronter à chaque vol, avec détermination mais également avec humilité. Il est par conséquent illusoire de prétendre à une compréhension exhaustive des «réactions inappropriées des pilotes» sans s’interroger sur la présence d’une deuxième menace systémique dont elles pourraient bien être le révélateur: la (nouvelle) philosophie de formation de pilote de ligne.

 

S’il convient de rendre hommage aux auteurs du rapport pour le travail accompli, on peut regretter que la portée préventive des recommandations reste engoncée dans un costume «politiquement correct». Sous le couvert d’un devoir de réserve alors qu’une instruction judiciaire est toujours en cours, le rapport a prudemment évité tout ce qui touche à l’establishment du secteur aérien. Reste que si le transport aérien figure parmi les modes de transport les plus sûrs au monde, la préservation de ce «patrimoine» ne pourra se faire qu’au prix d’une gestion rigoureuse et sans concessions en matière de sécurité.

 

Toute la question est de savoir si nous préférons vivre dans l’illusion que ce patrimoine est inépuisable, quelle que soit notre manière de le gérer.