Qu'est-ce qui ne tourne pas rond dans le cockpit?

Le taux d’accident historiquement bas que connaît l’industrie du transport aérien (1) ne tient pas du hasard, mais de l’indéfectible volonté, depuis plus d’un siècle, de rendre ce mode de transport le plus sûr au monde. Les progrès technologiques y sont pour une grande part au point que,  depuis les années septante, les défaillances techniques ont laissé la place à « l’erreur humaine » comme la cause principale des catastrophes aériennes. Ainsi, l’homme, en tant qu’acteur, est devenu le maillon faible d’un processus dont il est lui-même à l'origine: « voyager par les airs » 

 

Ainsi, certains avions s’écrasaient au sol alors que tout fonctionnait bien à bord, aucun souci technique, mais un équipage en perte de « conscience situationnelle », en carence d’adaptabilité à un évènement, souvent secondaire, qui va accaparer toute son attention au point de lui faire perdre de vue l’essentiel: la gestion de la trajectoire de l’avion.

 

Ce phénomène nouveau, qui apparaît dans les années septante, et connu sous le nom de « CFIT » (controlled flight into terrain) donnera lieu à la naissance et au développement de cours  « CRM » (CREW RESSOURCE MANAGEMENT) ainsi que l’introduction de plus en plus massive d’automatisation dans les cockpits (automation) afin de réduire au maximum l’intervention manuelle des pilotes dans la gestion du vol.

 

Pourtant, l’histoire, et l’analyse des accidents survenus au cours de ces dernières années font apparaître un autre phénomène nouveau, « la déstructuration des équipage (2) en situation complexe et inattendue » comme facteur générique.

 

C’est-à-dire l’incapacité de certains équipages à gérer le stress consécutif au choc émotionnel de la surprise qui, finalement, est plutôt la norme que l’exception dans le cadre des opérations aérienne (3). Cette réalité montre, si besoin en était, que la réponse qui consiste à introduire massivement l’aide au pilotage et à la gestion du vol atteint des limites qu’il convient de comprendre et d’analyser si nous voulons maintenir un niveau de sécurité élevé dans le transport aérien. 

 

L’usage intensif des aides au pilotage (automation), souvent même devenu obligatoire (4) dans la majorité des compagnies, n’épargne pas aux pilotes la nécessité de pouvoir gérer des situations parfois très complexes. Il s’agit donc de renforcer leurs facultés cognitives afin d’améliorer l’efficacité du processus décisionnel en situation de stress, bref, d’améliorer la résilience des pilotes en situation critique.

 

Les autorités, dans leur ensemble, ainsi que l’industrie du transport aérien (IATA) ont pris conscience de l’émergence de ce phénomène, connu sous le nom de « LOC-I » (LOSS OF CONTROL IN FLIGHT(5)) et de la nécessité de revoir le contenu et la philosophie de la formation de pilote de ligne. 

 

Dans cette perspective, la formation périodique, obligatoire pour tous les pilotes de ligne (Recurrent training), a été désignée comme cible prioritaire (6) dans un processus qui se fonde essentiellement sur l’identification des tâches opérationnelles à accomplir par les pilotes et sur le retour d’expérience, tant sur la « ligne » que dans le cadre de la formation en simulateur de vol (Performance Based Training). Cette stratégie renverse les pratiques antérieures où il s’agissait de déterminer, a priori, une formation « type »  applicable à toutes les compagnies (type: One size fits All) . il s’agit d’une nouvelle méthodologie, dont une des caractéristiques principale est de partir de la réalité du terrain (Evidence Based Training), de ses variables, et par conséquent des besoins spécifiques à chaque opérateur (tailored program).

 

La question est de savoir si cette « révision » de la philosophie de la formation périodique des pilotes de ligne est de nature à répondre de manière efficace à la « menace systémique » que représente la faible résilience de certains équipages confrontés à une situation complexe? De fait, une approche basée uniquement sur des données observables (contenus) sans analyser ni comprendre les processus mentaux qui les sous-tendent (les contenants) revient à traiter les symptômes sans attaquer la racine du mal. 

 

Dans cette perspective, depuis quelques années déjà, les processus d’évaluation périodiques (7) des pilotes intègrent les « NOTECHS » (NON-TECHNICAL SKILLS), c’est-à-dire des domaines tels que la prise de décision, la conscience situationnelle (position, état technique de l’avion,..). L’évaluation des NOTECHS se fait sur base de « marqueurs », mais souffre de l’absence  d’un quelconque  programme de remédiation.

 

En tout état de cause, il n’existe pas, à ma connaissance, d’outils permettant d’établir un tel programme dès lors qu’il n’existe pas de protocole permettant de poser un diagnostic fiable et utilisable. 

Ainsi, l’introduction des NOTECHS (soft skills) dans le processus d’évaluation des performances des équipages confirme la prise de conscience des différents acteurs quant à la relation qui existe entre les principes qui sous-tendent la gestion des ressources en équipage (CRM) et la gestion du risque aérien (TEM) (8).  

 

La pierre angulaire de cette relation se trouve précisément au lieu de la confrontation des pilotes à des situations complexes et inattendues, de l’altération potentielle de la « structure de l’équipage » et de sa capacité à gérer une telle situation.

 

« ..I think it is clear for all of us that to be prepared for the unexpected is the biggest challenge,

or let me call it ‘threat’ to stay in nomenclature, it’s the biggest threat in aviation,

to human beings working in aviation ».

(Pieter Harms, IATA Senior Advisor. Air and Space Academy, November 2011 ) 

 

Les récents développements en sciences cognitives, et en particulier les résultats proposés par l’ANC offrent des perspectives intéressantes dont il convient d’en évaluer les avantages, l’efficacité opérationnelle et économique. Dans quelle mesure l’ANC répond-t-elle à la nécessité d’introduire un entraînement spécifique à la gestion des situations complexes et inattendues et quels en sont les obstacles, les contraintes et les limites? 

 

Une des particularités intéressantes de l’ANC tient dans sa complémentarité au paradigme actuel dans la mesure où elle s’articule naturellement aux principes qui sous-tendent l’EBT (evidence-based training). L’idée est de développer des « outils »  fiables dont la fonction sera de mieux comprendre  les « contenus » (faits observables) qui sont le fondement même de l’EBT, mais dont la pertinence du diagnostic conditionne l’efficacité des mesures correctrices. 

 

Toutefois, le véritable enjeu de la GMM (Gestion des modes mentaux (10)), comme outil intégré dans la formation de pilote de ligne, consiste précisément à mieux préparer les pilotes à gérer les situations complexes et inattendues: «Better management for more safety". Autrement dit, l’intérêt de l’approche neurocognitive et comportementale est double puisqu’il permet d’une part de poser un diagnostic (évaluation) et, par conséquent, un programme de remédiation adapté, mais également de mieux former les pilotes à gérer des situations complexes et inattendues (formation) et donc à contribuer au maintien des normes de sécurité dans le transport aérien.  

  

L'introduction de l'approche neurocognitive et comportementale (ANC (9)) dans la formation périodique de pilote de ligne, constitue une réponse crédible aux défis que représente la gestion des situations complexes en opération, à répondre, aux demandes de l’EASA, d’intégrer ce type de formation dans les cours CRM, mais également à contribuer à une meilleure gestion du risque aérien en s’attaquant à une menace systémique clairement identifiée.

 

L’objectif de cette étude est d’établir un protocole d’évaluation et d’analyse des « NON-TECHNICAL SKILLS »  dont le diagnostic différencié repose sur la méthodologie issue de l’ANC (contenants iso contenus). Par ailleurs, il s’agit de développer un protocole dont l’usage respecte les contraintes de lisibilité et de simplicité afin d’en garantir l’efficacité économique et opérationnelle. Un deuxième objectif concerne la formation et, en particulier, la formation de base de pilote de ligne. Il s’agit d’intégrer, dans le  programme de formation de base de pilote de ligne,  des exercices de GMM (gestion des modes mentaux(10))  permettant d’améliorer les performances des équipages dans la gestion de situations complexes et inattendues, et, par conséquent, leur résilience.

 

Enfin, la mise en oeuvre opérationnelle d’un tel programme n’exige nullement des moyens colossaux. 

 

La thèse, et l’objet de ce travail, consiste à démontrer que l’introduction de l’ANC, dans la formation de pilote de ligne, constitue une réponse crédible au défis que représente la gestion des situations complexes en opérations, à répondre aux demandes de l’EASA d’intégrer ce type de formation dans les cours CRM, mais également à contribuer à une meilleure gestion du risque aérien en s’attaquant à une menace systémique clairement identifiée.

 

Il s’agit d’établir une plateforme et une méthodologie facilitant une analyse objective des causes d’un incident, accidents (domaine de l’évaluation), mais également de développer des outils (11) permettant d’améliorer les performances des équipages (dimension pédagogique). Il s’agit également de formaliser l’introduction d’une formation spécifique à l’ANC dans la formation de pilote de ligne complémentaire à l’EBT (Evidence Based Training)(12), à un coût opérationnel raisonnable. 

 

Enfin, la philosophie de l’ANC est cohérente avec celle de la gestion des ressources en équipage (CRM) et à la nécéssaire évolution de son contenu et de ses outils.

 

(1) 8,4 accidents, avec perte totale, par million de vol, en 1974 contre 0,34 accident/million de vols en 2014 (source: Boeing)

(2) La « déstructuration de l’équipage » signifie la perte partielle ou totale de synergie au sein de l’équipage, et donc une perte d’efficacité de l’action collective pouvant s’avérer, dans certains cas, fatale. La thèse que je défends est de dire que cette perte de structuration est elle-même consécutive à une dégradation des processus cognitifs d’un ou de tous les membres de l’équipage. Il convient donc d’étudier les processus qui sont en amont de ce qui, finalement, est un « épiphénomène »   

(3) Académie de l’Air et de l’Espace, « Le traitement des situations imprévues en vol »

(4) De plus en plus de compagnies interdisent aux équipages la déconnexion du pilote automatique  si ce n’est quelques instants avant l’atterrissage, pour effectuer la manoeuvre « d’arrondi » lors de l’atterrissage.

(5) « Loss Of Control In flight » (perte de contrôle de la trajectoire)

(6) Pour ma part, je pense qu’il conviendrait de traiter, en même temps, le problème à la source, c’est-à-dire au niveau de la formation de base de pilote de ligne mais les autorités en ont décidé autrement. S’agissant là d’un débat politique sensible qui sort du cadre de cette étude, il ne sera pas abordé ici.

(7) En plus d’un entraînement de quatre heures, les pilotes subissent un test de quatre heures également, dans un simulateur, tous les six mois.

(8) TEM: Threat and error management (Robert Heilmreich)

(9) Neurocognitivism Institute (http://www.ime-fonds.org)

(10) Idem

(11) Exercices issus de l’ANC (approche neurocognitive et comportementale) pouvant être fait ailleurs que dans un simulateur de vol, du moins dans une première phase.(12)  L’EBT (evidence based training) est « LE » cheval de bataille des autorités et de l’industrie du transport aérien pour répondre aux nombreux défis posés par la gestion des facteurs humains dans l’exploitation du transport aérien. Une analyse détaillée ce modèle est fondamental mais sort du cadre de ce travail.