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Réchauffement climatique : penser l’urgence comme un pilote

Par Waldo Cerdan – Spécialiste sécurité aérienne et facteurs humains

Dans le monde de l’aviation, les situations critiques sont analysées avec rigueur selon deux dimensions principales : le niveau de criticité et la contrainte de temps. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun équipage de discuter à perte de vue de la meilleure stratégie en cas de feu moteur en vol. Il faut agir, tout de suite, en connaissance de cause. Or, dans le traitement médiatique et politique du réchauffement climatique, cette logique vitale fait cruellement défaut.

Face à la montée des périls – canicules, incendies, acidification des océans, effondrement de la biodiversité – nous continuons de raisonner comme si nous avions tout le temps du monde. Pire : nous nous berçons d’illusions techno-messianiques où le progrès futur viendrait sauver le présent, sans changement structurel. Mais si l’on transpose au climat les outils de la gestion des urgences aéronautiques, une autre lecture s’impose.

Une matrice pour évaluer une situation critique

Dans le transport aérien, il existe des outils qui permettent aux pilotes de déterminer la meilleure stratégie à suivre, dont une matrice d’évaluation des situations dites « non-normales », qui défini tout problème en fonction de deux deux variables :

  1. Le niveau de criticité (ou gravité)

  2. La contrainte de temps (des actions « vitales » sont-elles nécessaires immédiatement, une perte significative de la redondance des systèmes affecte-t-elle le niveau de sécurité,.. ?)


À partir de là, on place la situation dans une matrice qui oriente les décisions :

Dans le cas d’un feu moteur en vol, la gravité est maximale, et la contrainte de temps totale. Le statut est donc celui de détresse, et appelle une réaction immédiate, coordonnée, fondée sur une stratégie claire. Cette approche peut – et doit – être transposée à la crise climatique.

Climat : urgence ou problème mineur ?

Si l’on applique cette grille au réchauffement climatique, voici les éléments que l’on peut identifier :

Nature du problème : effets directs et indirects du dérèglement climatique (inondations, incendies, stress hydrique, effondrement des rendements agricoles, instabilité géopolitique, migrations de masse…)


Niveau de gravité : très élevé, voire existentiel selon les zones géographiques.


Contrainte de temps : critique, car liée à un budget carbone contraint dans le temps (1150 Gt de CO₂ pour rester sous les 2°C avec 67% de chances, selon le GIEC).


→ Résultat : nous sommes en situation de détresse, au sens de la matrice. Toute procrastination équivaut à un abandon de poste.

Et pourtant, nous débattons comme si nous étions en présence d’un simple voyant lumineux allumé sur le tableau de bord. Comme si nous avions le luxe d’attendre des solutions encore en gestation industrielle (hydrogène vert, capture du carbone, etc.) pour résoudre un problème qui nous impose d’agir avant 2030.

L’illusion du verdissement sans limites

Prenons l’exemple du transport aérien. On y parle désormais de "verdissement de l’énergie". Mais sans jamais poser la seule question qui vaille : combien d’énergie renouvelable durable pouvons-nous produire, et à quoi devons-nous la consacrer en priorité ?

Aujourd’hui, l’énergie primaire consommée par l’humanité représente environ 14 Gtep, dont 80 % encore fossile. Les sources dites renouvelables (hydroélectrique, solaire, éolien, géothermie, biomasse) ont toutes des limites physiques, écologiques ou sociales. En particulier la biomasse, dont le caractère « renouvelable » est trompeur : elle n’est durable que si la vitesse de régénération des écosystèmes dépasse celle des prélèvements – ce qui est loin d’être acquis.

Or, toute électrification massive (aviation, industrie, mobilité) suppose une explosion de la demande. Produire davantage d’énergie propre pour maintenir un modèle énergivore est un non-sens. Même avec un câble branché au soleil et un pylône au sommet de l’Everest, il faudra arbitrer.

Acheter du temps ou différer l’inévitable ?

« Acheter du temps » est devenu le mantra de certains acteurs économiques, qui espèrent que la plantation d’arbres viendra neutraliser leurs émissions. Mais en quoi cela se distingue-t-il de toutes les autres formes de report d’action déguisé en solution ?

Bien sûr, il faut restaurer les puits de carbone. Mais surtout cesser de les détruire. Et reconnaître que la stratégie de plantation massive ne remplacera jamais une réduction immédiate des flux de carbone dans l’atmosphère. Là encore, c’est une matrice d’analyse de risque qui devrait guider la décision, pas un storytelling climatique fondé sur l’espoir.

La vraie question : que faisons-nous de l’énergie ?

À quoi sert l’énergie ? À produire des biens. Pour cela, il faut extraire des ressources. Aujourd’hui, nous extrayons plus de 90 milliards de tonnes de matériaux par an, contre 22 en 1970. Et selon l’ONU, ce chiffre pourrait atteindre 250 milliards en 2030.

Alors même si l’on disposait d’une énergie gratuite, il faudrait encore poser la question : que faisons-nous de cette puissance ? Des avions ? Des SUV ? Des téléphones ? Ou des pompes pour irriguer des zones arides ? Des tracteurs pour nourrir les populations vulnérables ?

Cette interrogation rejoint celle posée par Ivan Illich dès 1972 : y a-t-il un seuil au-delà duquel les externalités (effets négatifs) de l’énergie surpassent ses bienfaits ?

Et l’égalité dans tout ça ?

Si nous reconnaissons que l’énergie est limitée et précieuse, se pose alors une question éthique centrale : qui y a droit ?Un Sénégalais, un Français, un Indien, ont-ils tous le même droit à une énergie abondante, donc à un billet d’avion low-cost ?

Il n’y a pas de réponse simple. Mais toute réponse honnête soulève un problème politique et moral. Si la réponse est oui, il faut organiser une redistribution mondiale des ressources et de l’accès aux technologies. Si la réponse est non, il faut assumer une restriction des usages dans les pays riches.

Et dans tous les cas, cela implique de reformuler notre rapport au confort, à la mobilité, et au progrès.

Conclure : choisir ou subir 

« Il va falloir choisir, ou subir », dit Jean-Marc Jancovici. Le biokérosène versé dans un Airbus pour les Maldives pourrait aussi servir à un tracteur en zone agricole, ou à produire de l’acier. Ce n’est pas une question technique, mais une question de priorités.

Si la transition doit être un simple habillage vert d’un modèle extractiviste, alors elle échouera. Si, au contraire, nous décidons de repenser nos usages en fonction de leur utilité sociale, de leur coût écologique et de leur temporalité, alors peut-être que l’atterrissage pourra être contrôlé.

Mais pour cela, encore faut-il regarder le cockpit, et accepter que le feu moteur clignote déjà.

 

Document d’analyse inspiré de la matrice d’urgence issue de l’aéronautique civile. Tous droits réservés © Waldo Cerdan