Quand un homme ordinaire profère des absurdités, on l’envoie consulter. Quand un président les proclame, on lui trouve un style.
Waldo Cerdan, juillet 2025
Imaginez un passant s’arrêtant devant une caméra pour expliquer avec assurance que des pilotes américains ont détruit un site nucléaire iranien « en pleine nuit, alors qu’il faisait sombre », que ce lieu « n’existe plus » et que ceux qui en doutent – notamment CNN – devraient « s’excuser auprès des pilotes ». Peu importe qu’aucune preuve tangible n’ait été apportée. Peu importe que les bombardiers n’aient que faire de l’obscurité, entre guidage GPS et ciblage laser. Peu importe que l’évaluation des frappes repose sur des faits, et non sur l’envolée lyrique d’un président en plein délire narcissique. L’essentiel, semble-t-il, est ailleurs : dans la conviction, le superlatif, l’outrance. https://youtube.com/shorts/4jXZCVN2u8o?si=BD5yLYxj-xAhpFUD
Ce qui provoquerait l’hilarité générale dans la bouche d’un citoyen lambda, devient ici un élément d’analyse stratégique. On y voit « un style direct », une « marque de fabrique », une rhétorique personnelle. À force d’habitude, l’énormité n’est plus perçue comme telle. Elle devient attendue, presque rassurante. Le délire est naturalisé: c’est du « Trump », donc, c’est normal.
Or ce phénomène n’est pas nouveau. Il a été expérimenté – littéralement – par Stanley Milgram dans les années 1960(1). Le psychologue américain voulait tester jusqu’où un individu ordinaire pouvait obéir à une autorité légitime, même si cela impliquait de faire souffrir autrui. Les résultats sont tristement célèbres : sous la pression d’un scientifique en blouse blanche, la majorité des participants ont infligé, croyant bien faire, des décharges potentiellement mortelles à une autre personne. Ce que Milgram démontre, c’est que l’autorité perçue suffit à court-circuiter la morale, la raison, parfois même l’évidence.
Mais ce que Milgram n’avait pas prévu, c’est que l’on finirait par élire des figures d’autorité qui tiennent des propos absurdes… et que cela ne choquerait plus personne. Le président devient le performeur d’une parole à laquelle on n’attache plus de véracité, mais une fonction identitaire : « il dit ce que d’autres n’osent pas dire », « au moins, lui, il y va ». On ne l’écoute plus pour comprendre le monde, mais pour s’y rassurer.
C’est le syndrome de la Maison-Blanche. Une pathologie contemporaine où l’autorité n’émane plus de la compétence ni de la vérité, mais de l’aplomb. Une forme suprême de l’autorité sans légitimité cognitive, où l’on cesse de juger la qualité du discours pour n’en retenir que le volume.
On pourrait être tenté de balayer cette dérive d’un revers de main. Après tout, « c’est l’Amérique ». Une nation où l’on côtoie MIT et QAnon, où l’on peut élire un milliardaire en colère comme on achète une casquette rouge. Et pourtant, l’histoire récente nous montre que ce qui advient aux États-Unis finit souvent, tôt ou tard, par traverser l’Atlantique.
En France, les signes d’un mimétisme rampant se multiplient. Jean-Luc Mélenchon, face à une perquisition judiciaire, ne s’est pas contenté de dénoncer un excès de zèle : il a hurlé que « la République, c’est moi »(2). Littéralement. Comme si sa fonction politique l’autorisait à se placer au-dessus de la loi. Comme si l’autorité légitime n’était plus celle des institutions, mais celle de l’homme qui crie le plus fort.
De l’autre côté du spectre, Marine Le Pen parle de « déni de démocratie » dès qu’un jugement judiciaire la concerne(3). Mais enfin, le rôle des juges est de juger. La contradiction n’est pas un coup d’État. L’assignation à comparaître n’est pas une attaque contre le peuple. Et pourtant, le réflexe devient systématique : se présenter en victime pour éviter de répondre sur le fond.
Trump, Mélenchon, Le Pen : au-delà de leurs différences de façade, tous partagent cette même déformation gravissime de la démocratie. Une confusion entre leur personne et le principe d’autorité. Une allergie à la contradiction. Et une tendance croissante à considérer que l’opposition – qu’elle soit judiciaire, médiatique ou politique – n’est plus légitime.
La question, dès lors, n’est pas seulement de savoir si l’Europe est à l’abri. C’est de se demander combien de temps encore nous pourrons croire que l'apologie de la grandiloquence ne tue pas la démocratie.
(1) Expérience de Milgram (1961-1963)
Stanley Milgram, Behavioral Study of Obedience, Journal of Abnormal and Social Psychology, Vol. 67, No. 4, 1963, pp. 371–378. DOI: 10.1037/h0040525
(2)« La République, c’est moi » – Jean-Luc Mélenchon (2018). Le Monde, 16 octobre 2018 : « La perquisition chez LFI déclenche la fureur de Mélenchon » https://www.lemonde.fr
LCI / TF1 Info (vidéo disponible) : https://www.lci.fr/politique/la-republique-c-est-moi-jean-luc-melenchon-laisse-eclater-sa-colere-contre-la-perquisition-dans-les-locaux-de-la-france-insoumise-2100783.html
(3)« Déni de démocratie » – Marine Le Pen (plusieurs occurrences)
En février 2017, à la suite de sa convocation dans le cadre d’une enquête judiciaire (liée aux soupçons d’emplois fictifs au Parlement européen), Marine Le Pen a dénoncé une instrumentalisation politique de la justice : « Cette affaire est une opération politique. […] C’est un véritable déni de démocratie. » Le Figaro, 1er mars 2017 : « Marine Le Pen dénonce un “déni de démocratie” » https://www.lefigaro.fr . France Info, 2 mars 2017 : « Marine Le Pen : la convocation des juges est un acte politique »