L’Union européenne s’apprête à signer l’accord commercial avec le Mercosur.
À première vue, il ne s’agirait que d’un traité de libre-échange de plus, destiné à fluidifier les échanges entre deux blocs économiques. Pourtant, cet accord concentre à lui seul les contradictions majeures de notre époque : l’obsession du commerce, l’aveuglement face au climat et la croyance persistante dans le dogme de la « main invisible ».
La question centrale est simple : cet accord contribue-t-il à réduire ou à augmenter les émissions mondiales de gaz à effet de serre ? Si la réponse est « il les réduit », alors il faudrait logiquement l’intégrer dans le Green Deal européen. Mais si la réponse est « il les augmente », comme le suggèrent de nombreuses études, alors l’incohérence devient flagrante : comment justifier la signature d’un tel accord à la veille de la COP30, alors que la science nous rappelle qu’il faudrait réduire nos émissions mondiales de 5 % par an pour espérer rester sous la barre des 2 °C, et de 7,5 % pour le seuil de 1,5 °C ?
En réalité, ce que nous appelons « croissance » repose sur un postulat historique : l’accès à une énergie abondante et bon marché. C’est elle qui a permis l’essor industriel, l’explosion des richesses et une amélioration incontestable du confort matériel, même si cette prospérité n’a jamais été équitablement distribuée. Mais ce système a une limite physique : les externalités qu’il engendre finissent par excéder les bénéfices. Ivan Illich l’avait déjà montré dans Énergie et équité : au-delà d’un certain seuil, l’énergie ne produit plus d’équité, elle fabrique de l’injustice et du déséquilibre.
Ainsi comprise, l’expansion économique n’est rien d’autre qu’une forme d’agitation moléculaire : plus nous injectons d’énergie dans le système, plus les particules s’entrechoquent, plus la température monte. Le moteur de la prospérité devient alors le moteur du réchauffement.
Et c’est là que s’installe une véritable schizophrénie collective : nous voulons tous davantage de bien-être — et qui oserait publiquement souhaiter le contraire ? — mais la poursuite de ce bien-être, au rythme où nous la pratiquons, produit un effet mortifère. La croissance matérielle, censée être le chemin vers la vie meilleure, devient le vecteur de la destruction des conditions mêmes de cette vie. Ce n’est pas seulement un dilemme rationnel : c’est une contradiction qui rend fou.
Cette contradiction n’est pas un détail technique qu’une négociation plus fine ou un ajustement réglementaire pourrait corriger. C’est le symptôme d’un paradigme épuisé. Tant que nous persisterons à lire le monde avec la grille du commerce illimité et de la croissance infinie, nous resterons prisonniers d’un raisonnement insoluble : chaque solution apparente aggrave en réalité le problème de fond.
Changer de paradigme, ce n’est pas plaquer un vernis vert sur les traités commerciaux. C’est accepter de reconnaître que l’économie – oikonomos, gestion de la maison – est une sous-branche nécessaire au fonctionnement de l’écosystème, et non l’inverse. C’est comprendre que la véritable richesse ne réside pas dans l’accumulation, mais dans la capacité à préserver les conditions de vie partagées.
Tant que nous refuserons cette prise de conscience et cette conversion du regard, nous resterons dans une forme de schizophrénie collective : conscients du gouffre qui se creuse, mais incapables de détourner le volant. Or, ce que révèle l’accord Mercosur, c’est moins un débat sur le commerce que le miroir d’une civilisation qui hésite encore entre deux logiques : poursuivre sa course folle, tel un troupeau de bisons lancé vers le précipice, ou choisir enfin de regarder le réel en face.