Quand la transparence devient un art de la retenue
Le rapport intermédiaire sur le crash du vol Air India AI171 devait éclairer les circonstances d’une double extinction moteur survenue durant la phase de décollage. Il soulève au contraire une série de questions fondamentales sur la précision du langage, la rigueur méthodologique et la gouvernance de la vérité en matière de sécurité aérienne.
1. Une phrase, un doute
On y lit cette phrase apparemment anodine : “Fuel control switches set to OFF.”
En apparence, une simple observation technique. En réalité, un point de bascule. Car cette phrase ne dit pas seulement ce qui s’est produit — elle dit surtout comment on choisit de raconter ce qui s’est produit. Et à ce niveau, chaque mot compte.
2. Le double sens d’un mot : switch
Dans le langage aéronautique, le fuel control switch est un sélecteur mécanique qui envoie un signal électrique au FADEC (Full Authority Digital Engine Control). C’est ce dernier qui commande ensuite l’ouverture ou la fermeture des Engine fuel shutoff valves (vannes d’alimentation du moteur). Le pilote agit physiquement sur un levier ; la commande, elle, est traitée numériquement par le FADEC, puis exécutée par les servo-commandes.
Cette distinction entre action mécanique et signal électrique est cruciale. Car le Flight Data Recorder (FDR) n’enregistre pas un geste humain : il enregistre un état logique du circuit.
Dès lors, que signifie réellement la formule “switches set to OFF” ? Que les leviers ont effectivement été abaissés par…. une action humaine, ou simplement que le FDR a détecté un signal “OFF” sur les circuits de commande ? Le rapport ne le dit pas.
3. Deux hypothèses, deux réalités
Ce flou n’est pas sémantique : il est ontologique. Il conditionne la compréhension même de l’événement.
Hypothèse 1 : les leviers ont été déplacés. Cela impliquerait une action humaine — volontaire, erronée ou réflexe. L’enquête devrait alors explorer la chronologie des gestes, la charge cognitive, le contexte sonore, les alertes. Mais rien n’est précisé à ce stade.
Hypothèse 2 : le signal a été lu comme “OFF”. Cela impliquerait une cause technique : un défaut électrique, un glitch, une corruption de signal ou un reset d’alimentation. Ce scénario relèverait alors d’une vulnérabilité de conception ou d’intégration. Là encore, aucune explication. Dans les deux cas, le rapport élude prudemment ces questions.
4. Le devoir d’explicitation
Une enquête technique n’a pas pour mission de livrer des conclusions définitives dès la phase intermédiaire, mais elle a le devoir de nommer clairement les zones d’incertitude.
Dire, par exemple :
“Les données disponibles à ce stade ne permettent pas de déterminer si les leviers ont été déplacés physiquement ou si le signal OFF résulte d’une anomalie électrique.”
Ce serait à la fois honnête et rigoureux. Ne pas le dire, c’est laisser croire que le sens est évident — alors qu’il ne l’est pas. Or, dans le domaine de la sécurité, le doute non explicité devient un mensonge implicite.
5. La forme du rapport : une transparence en trompe-l’œil
Cette ambiguïté n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans une tendance plus large des rapports intermédiaires récents : fournir juste assez d’informations pour donner le sentiment de transparence, mais pas assez pour permettre une analyse critique.
Cette stratégie du dire sans dire entretient un paradoxe : plus on publie tôt, moins on explique ; plus on communique, moins on éclaire. Le résultat ? Un public informé de la surface des choses, mais privé de la compréhension des causes.
6. Le précédent Air France 447
Ce n’est pas la première fois que la clarté recule devant la complexité. Le rapport du vol Air France 447 avait lui aussi multiplié les formulations prudentes : « perte de contrôle en vol », « facteurs cognitifs », « startle effect (état de sidération) », « stress ». Des termes descriptifs, mais jamais explicatifs.
On évoquait des facteurs humains sans s’aventurer à interroger la philosophie même de la formation des pilotes de ligne, ni à mentionner qu’il n’existe, à ce jour, aucune formation spécifiquement consacrée à la compréhension du rôle et de l’importance des fonctions cognitives dans le cockpit.
Autrement dit : on circonscrit le symptôme, on évite la cause qui pourrait déranger. Le rapport AI171, pour l’instant, s’inscrit dans cette même logique : décrire sans affronter, constater sans interpréter.
7. La gouvernance du savoir
Derrière la prudence technique se cache souvent une tension politique. Les bureaux d’enquête doivent composer avec trois impératifs :
- la vérité factuelle, fondée sur les enregistreurs de vol ;
- la préservation de la confiance, vis-à-vis du public et des exploitants — dans un secteur où la demande est hautement sensible à la perception de la sécurité ;
- la neutralité industrielle, vis-à-vis des constructeurs et des États. Les enjeux financiers sont colossaux, et personne ne souhaite voir les images d’excellence entachées.
Mais cette triple contrainte finit parfois par produire un langage autoréférentiel, où les faits sont filtrés à travers une grammaire institutionnelle de la retenue. On ne ment pas : on dit moins, ou autrement.
8. La vérité différée
Un rapport d’enquête, surtout intermédiaire, ne détient pas la vérité ni ne prétend la dévoiler, mais il devrait au moins indiquer où elle se trouve encore cachée. Dans le cas du vol AI171, le problème n’est pas ce que le rapport dit, mais ce qu’il choisit de ne pas dire. Et cette omission, volontaire ou non, jette une ombre sur le principe même de transparence qui fonde la sécurité aérienne. Parce qu’à ce niveau de gravité, le silence n’est plus une précaution : c’est un choix politique sur ce qu’on juge supportable de savoir.
9. Postface analytique
Sans présumer de la cause fondamentale de cet événement, il faut néanmoins reconnaître que les deux hypothèses qu’il laisse entrevoir — une action humaine, volontaire ou non, ou une défaillance technique, mécanique ou électrique — mènent toutes deux à une conclusion inacceptable pour un système fondé sur le principe de Safety first.
Dans le premier cas (action humaine), ce serait la manifestation d’un problème structurel de sélection et de formation des pilotes, donc de gouvernance des compétences.
Dans le second (défaillance technique), ce serait le signe d’un problème conceptuel grave au niveau de la redondance et de la conception des systèmes.
Autrement dit : quelle que soit l’origine du geste ou du signal, l’événement AI171 révèle une faille profonde — soit dans la machine, soit dans l’humain, soit dans leur lien. Et c’est peut-être là, au-delà du rapport lui-même, le véritable point aveugle de la sécurité aérienne contemporaine.
