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Le Soleil comme alibi : anatomie d’un récit qui protège plus qu’il n’explique

L’incident A320 ou l’art d’agiter le Soleil pour éviter la lumière

Airbus rappelle plusieurs milliers d’A320 après un incident survenu en ligne. Un phénomène « lié aux radiations solaires » aurait perturbé un système critique. Voilà pour l’explication officielle : concise, cosmique, plausible pour le profane. Mais derrière l’événement technique se cache un phénomène bien plus profond — et bien plus préoccupant : le glissement progressif de la recherche de vérité vers la production de narratif.

Ce n’est plus : « Que s’est-il passé ? », c’est désormais : « Que peut-on dire pour stabiliser la perception ? » Ce glissement, l’un des plus décisifs de notre époque, méritait une analyse, et l’affaire de l’A320 vient opportunément en offrir la scène.

 

1. Harry Frankfurt et l’art de dire des conneries : une grille de lecture nécessaire

Pour comprendre le phénomène, il faut revenir à Harry Frankfurt et à son fameux On Bullshit.
Le mensonge connaît la vérité et cherche à la dissimuler. Le bullshit, lui, se moque de la vérité : il produit un discours indifférent à ce qui est vrai ou faux, mais attentif à ce qui est efficace, acceptable, consommable.

La mousse dans un verre de bière est, chimiquement, de la bière, mais ce n’est pas ce que l’on a commandé, ce n’est pas ce qu’on est venu boire. C’est une forme diluée, gonflée, aérienne — une gesticulation narrative. Aujourd’hui, la mousse occupe souvent tout le verre, et la sécurité aérienne ne fait pas exception.

 

2. Quand l’enquête était encore une quête : Air Ontario, le dernier âge d’or

Revenons un instant à Air Ontario (Fokker F28, 1989). Un accident tragique, analysé dans un rapport de près de mille pages. On y trouvait de tout, depuis la formation des équipages aux interactions systémiques en passant par , l’organisation, la culture de l’entreprise, la psychologie des pilotes, les témoignages de survivants, jusqu’aux signaux faibles enfouis. L’objectif n’était pas de produire un récit, mais de produire de la vérité — la vérité causale, la vérité humaine, la vérité institutionnelle.

Cette époque n’a pas disparu d’un coup : elle s’est érodée sous les coups de butoir du primat de la marge.  Et un moment charnière a marqué la bascule.

 

3. Air France 447 : le premier grand récit post-moderne

Le rapport AF447, immense, détaillé, lourd de données, portait toutes les apparences d’une analyse complète, mais quelque chose y manquait — ou plutôt, quelque chose y était soigneusement circonscrit.  Oui, on mentionnait les facteurs humains, oui, on évoquait la nécessité de mieux comprendre les sciences cognitives et comportementales, mais c’était une mention, pas une exploration. Une allusion, pas une excavation. De la mousse, pas de la bière.

Le récit servait davantage à stabiliser l’opinion - « regardez, on prend l’affaire au sérieux » - qu’à affronter la question centrale : comment des pilotes correctement formés, dans un avion certifié, ont-ils pu perdre la maîtrise dans un scénario dégradé, complexe, mais gérable ?

 

4. SwiftAir / Air Algérie : l'accident qui a permis d’éviter les questions

Lorsque le vol AH5017 (opéré par SwiftAir) s’écrase au Mali, un élément devient, disons-le, fort commode : le CVR est inutilisable… « parce que tombé du ciel »… Normal, non, pour un objet qui est censé « survivre » à un crash.. Or ce crash, sur fond de météo complexe, de fatigue, de surcharge mentale, aurait très probablement révélé un nouveau cas d’effondrement cognitif — exactement ce que l’on ne savait pas traiter depuis AF447.

Poser les bonnes questions aurait obligé à reconnaître que le problème n’était pas isolé, mais surtout que la formation de pilote de ligne présentait des carences sérieuse en matière de formation à la gestion de situations complexes. Mais faute de données, pas de vérité, tout au plus quelques incantations à étudier de manière plus approfondie les sciences cognitives et comportementales.
Et faute de vérité, la mousse envahit à nouveau le verre.

 

5. Air India 171 : le narratif comme stratégie de survie

Le cas AI171 est emblématique. On y voit un rapport préliminaire (puisque l’enquête n’est pas terminée) qui ne dit pas grand chose, même de ce qui est disponible, qui contourne, qui arrange.
Une explication édulcorée, qui élude plus qu’elle n’éclaire.

Comme si l’objectif n’était plus de comprendre, mais de maintenir la stabilité du système : le constructeur doit continuer à vendre, les compagnies doivent continuer à voler, les passagers doivent continuer à monter à bord. Et pour cela, le récit doit rassurer. Pour ce qui est de la vérité,   une ombre bien présentée devrait suffire.

 

6. Et nous voici avec l’A320 : le Soleil comme bouc émissaire narratif

L’incident récent sur A320 — perte d’altitude, déroutement, rappel massif — aurait pour cause des « radiations solaires ». Sauf que : les radiations solaires sont bien connues depuis longtemps, qu’elles n’affectent pas sélectivement un seul modèle d’avion, qu’aucune relation causale claire n’a jamais été établie entre un phénomène radiatif et une perte de contrôle en ligne.
La solution proposée (mise à jour par une version de logiciel antérieure - oui, antérieure - + remplacement matériel) contredit la cause invoquée. Et surtout : on ne rappelle pas 6 000 avions pour un caprice du Soleil. On sert un récit; un récit rassurant; un récit qui évite les questions qui fâchent. De la mousse, encore.

 

7. Pourquoi ce glissement ? L’économie politique de la mousse

Mais comment comprendre l’attribution du primat du narratif sur la recherche et la compréhension des causes? Parce que le secteur aérien vit sur un paradoxe anthropologique :Les gens ont plus peur du ciel que de la route.

 

Bien que le transport aérien soit — et de loin — le moyen le plus sûr de voyager au-delà de quelques centaines de kilomètres, la demande reste imperturbablement plus élastique à la perception de la sécurité qu’au prix du Bellet d’avion. Une rumeur de problème systémique ? La demande peut chuter. Un crash mal expliqué ? Des passagers hésitent. Une presse anxiogène ? Les réservations fléchissent. Et dans un secteur aux marges ultra serrées, où chaque constructeur se bat pour chaque contrat, où les cadences de production sont vitales, il faut éviter à tout prix l’idée même d’un doute structurel. Boeing est bien payé pour le savoir..

La dynamique qui explique ce glissement vers le narratif se trouve au cœur même de l’économie du transport aérien, où la demande se révèle faiblement élastique au prix mais extrêmement élastique au risque. Une augmentation de 10 ou 15 % du prix du billet ne décourage qu’une fraction marginale de passagers, alors que l’apparition d’un doute, même minime, sur la sécurité suffit à infléchir immédiatement et parfois massivement la demande. Cette disproportion crée une vulnérabilité structurelle pour les compagnies comme pour les constructeurs, qui savent que la perception du risque affecte beaucoup plus le marché que n’importe quelle recomposition tarifaire.

 

À cette contrainte économique s’ajoute ce que l’OACI nomme le « double P dilemma (1)», c’est-à-dire le dilemme permanent entre deux « P » concurrents : la Production d’un côté (cadences, optimisation, maîtrise des coûts, maintien de la compétitivité), et la Protection de l’autre (sûreté, formation, ingénierie de sécurité, investigations complètes, dispositifs de résilience). Toute organisation aéronautique se trouve structurellement contrainte d’arbitrer entre ces deux pôles, car chaque euro, chaque heure, chaque ressource consacrée à l’un l’est nécessairement au détriment de l’autre.

 

Lorsque le curseur du « double P dilemma » se déplace progressivement vers la Production — pression commerciale, marges faibles, exigences d’investisseurs, cycles industriels serrés — il devient crucial de préserver l’apparence d’un système où la Protection demeure la priorité absolue. C’est là que le narratif acquiert une fonction systémique : il compense la bascule silencieuse du « double P dilemma » en maintenant, visuellement et discursivement, l’illusion d’une priorité immuable accordée à la sécurité. Le narratif ne sert alors pas uniquement à rassurer : il sert à occulter un rééquilibrage interne des ressources, réel, mesurable, mais politiquement indésirable à exposer.

 

Le « double P dilemma » permet ainsi de comprendre pourquoi les discours prennent parfois le pas sur la vérité technique : protéger la perception devient un moyen indirect de protéger la production elle-même. Et, dans un secteur où la demande est tellement plus élastique au risque qu’au prix, tout doute non maîtrisé est susceptible d’avoir un impact économique immédiat, ce qui renforce encore la tentation de privilégier la gestion du narratif plutôt que l’exploration exhaustive des vulnérabilités réelles.

Alors on raconte. Pas pour tromper, mais pour maintenir l’équilibre, pour protéger une industrie construite sur le postulat — fragile — que la sécurité est et reste la première priorité dans le transport aérien commercial.

 

8. Le problème moral : la mousse n’étanche pas la soif

Le narratif protège à court terme, mais il affaiblit à long terme. Il offre un confort immédiat aux décideurs — ceux pour qui l’horizon se mesure en résultats trimestriels — au prix d’un affaiblissement progressif du système. Car une industrie qui ne regarde plus ses vulnérabilités finit par les répéter : non par fatalité technique, mais par refus de lucidité.

C’est ici que se joue le véritable enjeu moral. Lorsqu’une enquête contourne les zones d’ombre, lorsqu’un rapport privilégie la formulation acceptable à l’analyse exhaustive, lorsque la communication remplace l’examen, ce n’est pas seulement la vérité qui s’érode : c’est la résilience. Une formation qui n’intègre pas la compréhension profonde des mécanismes d’effondrement cognitif — sidération, surcharge mentale, rétrécissement du champ décisionnel — rend les pilotes moins aptes à affronter l’adversité.
Et des enquêtes qui n’osent pas nommer les vulnérabilités systémiques entretiennent l’illusion d’un dispositif infaillible… jusqu’au jour où il cesse de l’être. La mousse est agréable, elle rassure, elle remplit le verre. Mais la mousse ne désaltère pas.
La vérité, elle, a une densité — celle de la bière que l’on attendait réellement.

 

Conclusion — Redonner à la vérité sa densité

L’incident A320 n’est qu’un symptôme. Le vrai sujet est ailleurs : dans la manière dont les institutions ont glissé d’une quête de vérité à une gestion de la perception.

Ce glissement n’est pas anodin. Il pose une question simple, mais fondamentale : Voulons-nous une aviation sûre — ou une aviation rassurante ? 

L’une se construit sur la vérité. L’autre sur la mousse. Il serait peut-être temps de remettre un peu de bière dans le verre.

 

(1) Le « double P dilemma » est défini par l’OACI dans le Safety Management Manual (SMM), Doc 9859, 4ᵉ édition, 2018, Chapitre 3 « Introduction to Safety Management », § 3.3.3–3.3.7. L’OACI y décrit explicitement le « dilemma of the two Ps », c’est-à-dire la tension structurelle entre les objectifs de Production (delivery of services) et ceux de Protection (safety), dont l’arbitrage conditionne directement la sécurité opérationnelle.