Trump comme symptôme, pas comme sujet
On parle beaucoup de Donald Trump, de ses outrances, de ses caprices, de ses dérapages. Mais le vrai sujet n’est pas Trump. Il n’est que le symptôme spectaculaire d’un mal plus profond.
Comme Néron à Rome, il incarne une pathologie qui dépasse largement sa personne : l’hybris, la démesure, l’imprévisibilité érigée en mode de gouvernement. Un « Néron démocratique », élu par les urnes mais régnant comme un enfant gâté, flanqué d’une escouade de frappadingues dont la lucidité — si l’on en juge par l’expérience des dossiers qu’ils prétendent négocier — se situe quelque part entre la méduse de mer et le néant, bien loin d’un Mandela. À la limite de la folie, imprévisible et erratique : mieux vaut rester dans ses grâces, pour éviter de se voir imposer un “deal” — seul domaine où Trump, faute d’autre compétence, excelle sans concurrence.
La métaphore du cockpit politique
Un avion n’est pas une démocratie. Les passagers délèguent leur sécurité à l’équipage. Ils n’élisent pas le commandant : ils lui font confiance pour les amener à bon port.
Dans un État, le parallèle est clair : les citoyens sont les passagers, le gouvernement est l’équipage, le chef du gouvernement — Premier ministre ou président — tient le manche.
Mais au-dessus de lui, il y a encore un acteur, ou plutôt un organe de contrôle: le contrôle aérien. Dans l’aviation, ce sont les différents centres de contrôle qui délivrent les autorisations de vol, de route — les clearances, dans le jargon des pilotes —, imposent caps et altitudes. Dans une démocratie, c’est l’Assemblée : elle ne pilote pas directement, mais elle encadre et contrôle l’organe exécutif.
Le pilote peut parfois s’en affranchir, en situation d’urgence ou de détresse — comme un chef de gouvernement invoquant une procédure d’exception —, mais seulement à titre exceptionnel et il devra néanmoins rendre des comptes.
Mais quand un centre de contrôle envoie des ordres erratiques, contradictoires, absurdes ? C’est le risque d’un crash « annoncé ». En 2002, au-dessus d’Überlingen, un avion de DHL et un Tupolev russe se sont percutés : deux consignes contradictoires, incapacité à arbitrer, 71 morts. Nos démocraties rejouent aujourd’hui ce drame : un équipage divisé, un centre de contrôle incohérent, voire absent, et les montagnes qui se rapprochent.
En Europe : pas de Néron, mais un vide mortifère
On pourrait croire que l’Europe est à l’abri : pas de Trump tonitruant, pas de Néron flamboyant. Même si nous avons eu — et avons encore — quelques figures prometteuses : Berlusconi, Nigel Farage, Boris Johnson, Salvini, Jean-Luc Mélenchon, Orban, et d’autres. Mais le mal est là, sous une autre forme.
En France, la dissolution de l’Assemblée a eu des allures de caprice d’enfant gâté cassant le jouet qu’il s’était engagé à préserver. Résultat : un chaos institutionnel prévisible, qui paralyse l’action publique. En Belgique, pour exclure la N-VA, les partis s’agrègent en coalitions improbables, fragiles, incapables de tracer une vision commune. Partout, le vide et l’impéritie politique nourrissent les extrêmes et fragilisent les institutions.
La différence avec les États-Unis n’est qu’apparente : d’un côté, la démocratie s’incarne dans l’excès d’un seul homme ; de l’autre, elle se dissout dans l’impuissance collective.
Le protozoaire mutant égocentré 2.0
J’ai souvent utilisé l’image du protozoaire mutant égocentré pour décrire la tare mortifère qui frappe notre espèce, les Sapiens, et dont la plupart de nos dirigeants sont de dignes représentants. C’est une métaphore biologique et psychologique.
Un protozoaire, en principe, n’a pas de neurones. C’est une forme de vie primitive, sans trace d’intelligence. La mutation consiste justement à lui en attribuer trois — et potentiellement un quatrième.
Premier neurone : la prise de conscience de son altérité. Comme l’enfant au stade du miroir (vers 18 mois), le protozoaire découvre qu’il y a lui, et le reste du monde.
Deuxième neurone : la découverte du principe vital primaire : manger ou être mangé.
Troisième neurone : la mise en œuvre de cette connaissance : profiter au maximum avant d’être soi-même dévoré — manifestation ultime de son égocentrisme.
Nous naissons tous ainsi : des protozoaires mutants égocentrés. Le chemin de vie est un chemin d’apprentissage : apprendre, c’est développer de nouvelles connexions neuronales. Ce chemin devrait permettre l’émergence d’un quatrième neurone, celui qui comprend que la souffrance est universelle (Schopenhauer), et qui ouvre la voie à l’empathie et à la coopération volontaire. Mais très peu y parviennent.
La version 2.0 du protozoaire, c’est celle qui a compris que la prédation pouvait être déléguée. Il suffit de convaincre les autres de servir ses intérêts, sous couvert de représentation et de délégation démocratique. C’est le stade où se situent la plupart de nos dirigeants actuels.
Deux stades d’un même cancer
Si l’on compare cette pathologie politique à un cancer :
Aux États-Unis, la démocratie est au stade 3 : le mal est visible, incarné par un Néron démocratique qui prend le manche du monde et fait des acrobaties sans même savoir ce que représente une « enveloppe de vol »¹. Au-delà de celle-ci, l’avion redevient un simple objet plus lourd que l’air — et la nation redevient un monde livré à la guerre de tous contre tous².
En Europe, nous sommes au stade 1 ou 2 : l’état général est mauvais, les symptômes sont là, mais on refuse de poser le diagnostic. On continue à bricoler, à gesticuler, à nier la gravité de la maladie.
Conclusion : le vrai danger
Ne nous trompons pas de cible : Trump n’est pas la cause, il est le révélateur. Ce qui est pathologique, ce n’est pas seulement son hybris : c’est le fait que des sociétés entières s’inclinent devant lui comme s’il était un nouveau Néron.
Pendant ce temps, les défis réels — réchauffement climatique, désindustrialisation, tensions géopolitiques — s’accumulent, sans réponse digne de ce nom. Nous confondons le théâtre politique avec le gouvernement, et les caprices individuels avec l’intérêt collectif.
La déliquescence démocratique a deux visages : l’excès d’ego qui dévore tout, et l’absence de vision qui paralyse tout. Mais au fond, c’est la même maladie.
Combien de temps encore accepterons-nous de voyager dans un avion dont le cockpit est occupé par des Néron, des enfants gâtés ou des protozoaires 2.0 — pendant que le centre de contrôle multiplie les ordres contradictoires ?
Notes
L’« enveloppe de vol » (ou flight envelope) désigne les limites de vol d’un avion (vitesses, altitudes, facteur de charge). Dépasser ces limites expose l’appareil au décrochage ou à la rupture structurelle.
Thomas Hobbes, Leviathan (1651), chap. XIII, Of the Natural Condition of Mankind as concerning their Felicity and Misery : “bellum omnium contra omnes” — la guerre de tous contre tous.