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De la Maison Blanche au protozoaire mutant : quand l’ignorance performe et que la foule applaudit

On dit souvent que Donald Trump est « fou ». Certains le dénigrent, d’autres le défendent, certains l’admirent même. Alain Bauer, criminologue au phrasé chirurgical, affirme qu’il faut arrêter de dire que Trump est fou : il serait intelligent, cohérent avec lui-même, fidèle à la ligne tracée depuis L’Art du deal dans les années 80. L’homme mène son bateau — ce qui, dans sa bouche, semble synonyme de lucidité stratégique.

Mais cette assertion, en écartant toute analyse psychiatrique pour rester sur le terrain politique, pose une double question : qu’entend-on par « fou » ? et qu’entend-on par « intelligent » ?
Et plus largement : comment se fait-il que dans nos démocraties médiatiques, des personnalités qui cumulent incohérences publiques, ignorance abyssale et mise en scène grotesque puissent accéder aux plus hautes fonctions sans que la foule ne bronche ?

Trump est ici un point de départ. Mais la question dépasse largement son cas : de Mélenchon à Marine Le Pen, de Johnson à Berlusconi, jusqu’aux leaders plus lisses mais tout aussi approximatifs, le problème n’est pas seulement celui qui parle, mais aussi celui qui écoute… et ne demande jamais de comptes.

 

1. Folie : de quoi parle-t-on ?

La folie, au sens médical, relève du diagnostic psychiatrique : trouble de la pensée, altération du jugement, perception déformée de la réalité. Elle suppose une évaluation par un professionnel formé.

Au sens commun, « fou » devient un adjectif-éponge : comportement imprévisible, excessif, irrationnel. C’est ainsi qu’on l’emploie pour qualifier un dirigeant qui gesticule sur scène, mime un swing de golf en plein meeting ou propose d’injecter de l’eau de Javel dans les poumons d’un citoyen atteint de la COVID.

Trump n’est probablement pas « fou » au sens médical. Mais il a compris que l’irrationalité apparente est une arme politique : ce que Platon appelait la technè rhetorikè — l’art de séduire la foule en flattant ses émotions plutôt qu’en instruisant sa raison.

 

2. L’intelligence, vraiment ?

Qu’est-ce que l’intelligence ? Les psychologues la définissent comme la capacité à s’adapter, à résoudre des problèmes, à apprendre de l’expérience. Mais l’histoire politique récente montre qu’il existe des intelligences à spectre étroit :

  1. L’intelligence sociale : flair pour sentir l’humeur d’une salle et s’y engouffrer.
  2. L’intelligence opportuniste : repérer et exploiter les failles d’un système.
  3. L’intelligence médiatique : maîtriser les codes du spectacle et de la viralité.

Trump excelle dans ces trois domaines. Mais confondre cela avec une intelligence globale revient à prendre un joueur de poker pour un stratège militaire : l’un sait bluffer, l’autre sait planifier.

Hannah Arendt nous met en garde dans La crise de la culture : la pensée critique se meurt quand le discours public se réduit à une performance(1). L’ignorance devient alors non pas un obstacle, mais un accessoire de scène.

 

3. L’ignorance performante

L’ignorance, dans le registre populiste, est un levier de légitimation. Ne pas savoir devient un signe d’authenticité : « Je suis comme vous, je ne me perds pas dans les détails ». Elle permet la simplification outrancière : slogans courts, promesses simples, désignations claires d’ennemis.

Bourdieu l’avait anticipé : dans un espace social saturé de médias, la maîtrise symbolique prime sur la maîtrise technique(2). L’important n’est pas de savoir, mais de paraître sûr de soi.

Et pourquoi s’embarrasser de connaître l’histoire du Libéria, quand, en recevant ses représentants officiels à la Maison Blanche, Trump se contente de les féliciter pour leur anglais « extraordinaire » — déclenchant un rire complice, alors même que l’anglais est la langue officielle du pays depuis son indépendance(3) ? La punchline remplace la profondeur, le spectacle supplante le raisonnement.

 

4. Le protozoaire mutant égocentré (4)

Voici l’allégorie : imaginez un organisme primitif — un protozoaire — dépourvu de cortex et de vision globale, mais doté d’un instinct chirurgical pour détecter les sources de pouvoir. Il rampe vers ce qui nourrit son ego, s’agrippe aux plus forts, exploite et phagocyte les plus faibles.

Il n’a pas besoin de culture ni de stratégie au sens noble : il se reproduit dans l’espace médiatique, colonise l’attention publique, s’ancre dans les esprits les plus simples par contagion émotionnelle.

C’est une intelligence amœbienne : instinct de survie, réflexe d’expansion, absence de scrupule. Et dans un environnement saturé d’images et de distractions, cet instinct suffit parfois à gagner la partie.

 

Conclusion

Ce type de leadership ne prospère pas dans le vide : il suppose un biotope propice. Ce biotope, c’est l’apathie bovine d’un électorat saturé de distractions, privé d’éducation civique, habitué à confondre divertissement et politique. On applaudit un pas de danse grotesque plutôt que de poser des questions qui dérangent, parce qu’elles égratigneraient le vernis de l’ignorance performante.

Le populisme moderne ne vit pas seulement des excès de ses leaders : il se nourrit de notre indifférence critique, pire encore, de l’illusion que le spectacle peut tenir lieu de gouvernement. Tant que le show primera sur le fond, le protozoaire mutant régnera — et nous continuerons à danser avec lui, croyant participer au pouvoir alors que nous ne faisons qu’applaudir sa mise en scène.

 

références:

Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1972 [éd. originale : Between Past and Future, 1961].

Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir, 1996.

Conférence de presse à la Maison Blanche avec le président du Libéria, George Weah, 2018. Donald Trump déclare : « Vous parlez anglais magnifiquement. » L’anglais est pourtant la langue officielle du pays depuis 1847. Vidéo disponible via C-SPAN / archives Maison Blanche.

Waldo Cerdan, « Le protozoaire mutant égocentré », article publié sur www.waldocerdan.com